Une prohibition qui n’entraîne pas de réduction

Faute de marché légal, la dis­tri­b­u­tion et le com­merce du cannabis passent essen­tielle­ment par le marché noir pour ses 209 mil­lions de con­som­ma­teurs et con­som­ma­tri­ces.1 Le point sur cette indus­trie, qui inclut des réseaux asso­ciés au crime organ­isé et dont la pro­hi­bi­tion ne parvient pas à réduire la demande.

Un business facile à intégrer

Ne néces­si­tant que peu de soins et s’adaptant à de nom­breux cli­mats et envi­ron­nements dif­férents, que cela soit en milieu extérieur ou en intérieur, le cannabis est facile à cul­tiv­er.1 Après sa récolte, la plante subit peu de trans­for­ma­tions avant de pou­voir être con­som­mée sous forme de joint, réal­isé avec des fleurs de cannabis ou de la résine (haschich ou « shit »). C’est pour cela qu’une par­tie du cannabis con­som­mé aujourd’hui est pro­duit locale­ment et en rel­a­tive­ment faible — quelques plants par les per­son­nes con­som­mant elles-mêmes ou leurs proches. Une fois que leurs cul­tures ont atteint un peu d’ampleur, certain·es, pour la plu­part en sit­u­a­tion de pré­car­ité ou d’insécurité, se lais­sent ten­ter par l’idée d’en faire une source de revenu com­plé­men­taire, inté­grant les mail­lons d’un marché illé­gal mondialisé.

Les techniques d’approvisionnement

Pour expli­quer le traf­ic de cannabis, on part générale­ment du bas : la per­son­ne qui con­somme. Com­ment se pro­cure-t-elle son cannabis ?

Le deal de rue

Le deal de rue est la forme la plus con­nue et la plus vis­i­ble du com­merce de cannabis. Pour­tant, ce n’est pas la plus courante, du moins en France.1 Les risques pour les per­son­nes qui vendent et achè­tent sont élevés car ce com­merce est exposé à la vue de tout le monde.

Le deal en appartement

À l’abri des regards, il existe un marché plus con­séquent en ter­mes de des sommes engagées et d’individus impliqués : le deal en apparte­ment.2 Celui-ci fonc­tionne à par­tir de réseaux de con­som­ma­teurs et con­som­ma­tri­ces, le plus sou­vent relié·es par des ami­tiés. Ces per­son­nes s’organisent afin de s’approvisionner en grandes quan­tités de cannabis et à moin­dre coût, via un redis­trib­u­teur ou une redis­trib­utrice, qui achète à un·eprofessionnel·le en se faisant une marge au passage.

La livraison à domicile

Actuelle­ment en France, la grande majorité du deal se fait toute­fois par livrai­son à domi­cile.2 Ce genre de ser­vice est en plein développe­ment via les plate­formes de mes­sageries cryp­tées. Il est à la fois plus con­fort­able pour les acheteurs et acheteuses, avec beau­coup de choix et par­fois même un ser­vice après-vente. La dis­cré­tion est aus­si améliorée pour les deal­ers, cette modal­ité engen­drant moins de vis­ites sur les lieux d’entreposage de leurs marchandises.

Via le darknet

Plus rare­ment, le cannabis est com­mandé sur le dark­net, une par­tie d’internet cachée au grand pub­lic. Il s’agit d’un réseau par­ti­c­ulière­ment lent et com­pliqué à pren­dre en main. Il est donc générale­ment réservé à des grandes quan­tités ou pour des livraisons par la poste, qui restent sou­vent can­ton­nées au sol nation­al.

La chaîne de revente

La chaîne de revente est sou­vent reliée à des impor­ta­tions ou un traf­ic inter­na­tional suiv­ant un réseau de vente de cannabis com­plexe à plusieurs niveaux. Entre la prod­uction et l’achat final, on peut compt­abilis­er jusqu’à trois étapes inter­mé­di­aires, cha­cun·e cher­chant à tir­er une marge béné­fi­ci­aire du ser­vice ren­du.3

Le traf­ic de cannabis est une entre­prise qui rap­porte. Dun·e semi-grossiste, qui achète par kilo­gramme, à la per­son­ne qui con­somme à la fin et qui n’achète que quelques grammes, le prix fluctue con­sid­érable­ment. Celui de la résine de cannabis peut être mul­ti­plié par 4 à 5 fois, de 1400 €/kg à 6000 €/kg par exem­ple.4 En France en 2005, entre 700 et 1500 semi-grossistes ont écoulé de 130 à 300 kg de cannabis, générant un béné­fice brut indi­vidu­el com­pris entre 250 000 et 550 000 euros annuels. Mais d’autres indi­vidus dans cet écosys­tème sont payés une mis­ère, comme les guet­teurs et guet­teuses. Sur­veil­lant l’arrivée de la police et prenant des risques impor­tants, leur revenu est d’à peine 90€ par jour.2

Retracer les réseaux

L’investigation des réseaux et l’identification des acteurs et actri­ces du traf­ic est un tra­vail de longue haleine pour les ser­vices de police. Pour autant, la struc­ture de ces réseaux est aujourd’hui com­prise dans ses grandes lignes. Le cannabis est con­som­mé partout dans le monde, mais son marché se con­cen­tre surtout dans les pays du Nord, ain­si qu’en Océanie.1

L’hydro­ponie est de plus en plus util­isée pour la prod­uction.1 Cette tech­nique, dif­fi­cile­ment loocal­is­able, per­met de faire pouss­er les plants à l’intérieur des habi­tats (cave, apparte­ment). Cela com­plique con­sid­érable­ment les esti­ma­tions du vol­ume de cannabis produit.

S’il est par con­séquent dif­fi­cile d’établir une esti­ma­tion récente, la pro­duc­tion de cannabis est éval­uée à env­i­ron en. Les expert·es esti­ment que plus de 190 pays sont impliqués aujourd’hui.1

Les prin­ci­pales zones pro­duc­tri­ces de fleurs de cannabis sont l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud (58% des saisies mon­di­ales), suivies par l’Afrique (20%) puis l’Asie (16%). Le haschich échangé à l’échelle mon­di­ale est pro­duit, pour les deux tiers, en Afrique du Nord (surtout au Maroc) et aux Proche et Moyen-Ori­ent.1 Pour arriv­er du Maroc en Europe, le cannabis tran­site par l’Espagne.3 À ce traf­ic inter­na­tion­al s’ajoutent des échanges à l’échelle locale, chaque pays assur­ant notam­ment une par­tie de sa pro­pre consommation.

En 2023, les vol­umes de cannabis (mar­i­jua­na et haschich) échangés au niveau européen ont rap­porté au marché noir près de 9 mil­liards d’euros.5

Trafic et crime organisé

Le traf­ic de cannabis n’entraîne pas autant de vio­lence que pour les autres types de drogues illicites.6 7 Des pra­tiques de séques­tra­tions ou de men­aces armée en Europe8, y com­pris en Suisse9, ont eu lieu. Par­fois, ce sont des migrant·es débouté·es de l’asile et for­cé·es de tra­vailler pour sub­venir à leurs besoins qui cul­tivent.10 Ces vio­lences sont para­doxale­ment ali­men­tées en par­tie par la pro­hi­bi­tion. En effet, la légal­i­sa­tion du cannabis a ten­dance à les réduire et les opéra­tions de police peu­vent les ren­forcer.11

Il arrive aus­si que le traf­ic de cannabis s’entremêle avec d’autres trafics, tels que ceux de la cocaïne, de l’héroïne ou même d’immigrant·es.12 Cela arrive régulière­ment chez les dealers2 en bout de la chaîne de dis­tri­b­u­tion, mais les grossistes s’échangent aus­si par­fois des drogues.13

Des flux financiers considérables

En 2020, l’argent attribuable au cannabis illé­gal avoisin­erait les 445 mil­liards de dol­lars14, soit 0.5% du PIB inter­na­tion­al15.

Ce vol­ume de liq­uid­ités impor­tant est sou­vent blanchi pour pou­voir être réin­vesti dans l’économie nor­male. Cela passe par des ban­ques off­shore, des com­pag­nies écrans et des suites de prêts com­plex­es débouchant sur l’achat de biens.13 Il s’agit sou­vent d’immobilier ou de pro­duits de luxe, mais aus­si de pro­duits financiers.16

Ce recy­clage de l’argent des drogues dans l’économie légale par­ticipe à l’instabilité de l’économie mon­di­ale.17 Para­doxale­ment, ce sont des liq­uid­ités qui ont lim­ité les dégâts de la crise des sub­primes en 2008.18 Tant que les États ne légalis­eront pas le cannabis, cet argent ne pour­ra être ni déclaré ni taxé. Il s’agit d’une perte impor­tante pour la pop­u­la­tion. Par exem­ple aux États-Unis, où la moitié des États env­i­ron ont légal­isé le cannabis récréatif, plus de 3,7 mil­liards de tax­es sur le cannabis ont été recueil­lis en 2021.19 La vente légale de cannabis en Suisse pour­rait apporter 464 mil­lions de francs par an à l’État.16

Précarité

Le traf­ic et la con­som­ma­tion de cannabis sont sou­vent des vases com­mu­ni­cants et sont tous deux en aug­men­ta­tion chez les per­son­nes précarisées.

Pour ce qui est de la stricte con­som­ma­tion chez les jeunes, une étude fin­landaise20 a révélé un accroisse­ment de cette cor­réla­tion entre 2000 et 2015 au tra­vers de plusieurs fac­teurs, du fait de vivre avec ses deux par­ents ou non au niveau d’éducation de ces derniers. Par­mi les adolesecent·es de 14 à 16 ans sondé·es, les moins favorisé·es étaient davan­tage sujet·tes à la con­som­ma­tion, bien qu’on ne con­state pas de crois­sance con­séquente de la con­som­ma­tion régulière au niveau global.

La plu­part des deal­ers sont en sit­u­a­tion de pré­car­ité ou d’insécurité lors de leur entrée dans le traf­ic21 et déci­dent de tir­er prof­it d’une pro­duc­tion ini­tiale­ment per­son­nelle. Toute­fois, des fac­teurs sub­sidi­aires à la pré­car­ité pèsentaus­si dans la bal­ance, tels que l’état civ­il des par­ents, le quarti­er de résidence ou encore la sta­bil­ité du loge­ment22 23 24 25 Dans un arti­cle, la spé­cial­iste française du deal chez les mineurs Kari­ma Esse­ki relève de son expéri­ence « des cul­tures de survie », « un signe de rébel­lion con­tre [l’]exclu­sion » ain­si qu’un manque de recon­nais­sance et d’accès à la culture.

A pri­ori, une légal­i­sa­tion per­me­t­trait le trans­fert d’affectations illé­gales vers des emplois régulés, mais l’envergure de ce trans­fert dépend beau­coup du régime instau­ré. Les frais investis dans la répres­sion pour­raient être redirigés vers la san­té et la préven­tion.26 27 Pour une réelle sor­tie de la pré­car­ité, encore faut-il que des mesures de réin­ser­tion soient instau­rées pour les per­son­nes con­damnées, telles que des pro­grammes d’emploi et des annu­la­tions de cais­ers judi­ci­aires. Or, aujourd’hui, la réin­ser­tion des deal­ers est générale­ment occultée. Si aucun poli­tique ne les prend en charge, on peut imag­in­er que ces tranficant·es restent dans le marché noir28 ou se repor­tent sur d’autres marchés illé­gaux29.

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