Légaliser pour mettre en lumière

Le cannabis pour­rait-il sor­tir de l’ombre et du non-dit pour être enfin autorisé à la con­som­ma­tion et à la vente ? La ques­tion n’est pas nou­velle et fait régulière­ment l’objet de débats tumultueux un peu partout dans le monde. Pas­sage en revue des prin­ci­paux argu­ments avancés.

Cadre légal

Dépénalisation, légalisation : de quoi parle-t-on ?

Les poli­tiques s’expriment régulière­ment sur la ques­tion de la légal­i­sa­tion ou de la dépé­nal­i­sa­tion du cannabis, par­fois sans nuances entre les ter­mes. Pour­tant ces deux notions cou­vrent des réal­ités dif­férentes.1

Quel sys­tème adopter ? C’est la ques­tion que se pose la Suisse en 2024 avec de nom­breux essais pilotes de vente de cannabis. L’observatoire français des drogues et des tox­i­co­ma­nies pub­lie aus­si régulière­ment des bilans sur les effets des nou­velles lég­is­la­tions sur le cannabis dans le monde.

Dépénaliser le cannabis 

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« Dépé­nalis­er » l’usage du cannabis sig­ni­fie lit­térale­ment renon­cer à punir pénale­ment la con­som­ma­tion de ce pro­duit ou du moins à baiss­er le niveau de l’in­frac­tion pour la per­son­ne qui con­somme (de la peine d’enfermement à la sim­ple amende, par exem­ple), sans pour autant l’autoris­er. Ain­si, le Por­tu­gal a dépé­nal­isé l’usage de toutes les drogues en 2001, mais leur con­som­ma­tion dans des lieux publics reste une infrac­tion, qui peut con­duire à une arresta­tion et des mesures de con­trôle par la police. Dépé­nal­isé, le pro­duit reste illé­gal et sa vente ou son traf­ic demeure un crime. Sa con­som­ma­tion chez soi et sa pos­ses­sion en petite quan­tité peut cepen­dant être tolérée.

Légaliser le cannabis 

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« Légalis­er » sig­ni­fie don­ner un cadre légal à un pro­duit ou une activ­ité qui n’en avait pas. La légal­i­sa­tion peut pren­dre dif­férentes formes, de la plus stricte (régu­la­tion des médica­ments sous ordon­nance, par exem­ple) à la plus libérale (par exem­ple dans le cas de la vente libre de pro­duits comme le papi­er ou les vête­ments). Les objec­tifs de con­som­ma­tion peuvent être lim­ités : la Grande-Bre­tagne autorise ain­si l’util­i­sa­tion du cannabis unique­ment pour un usage thérapeu­tique. L’État peut instau­r­er un mono­pole de vente, ou même con­trôler toutes les étapes, de la pro­duc­tion à la vente, comme c’est le cas pour le sel en Suisse actuelle­ment.2

Les arguments du débat

Dépé­nalis­er, légalis­er : faut-il être pour ou con­tre ? Les argu­ments avancés pour répon­dre à cette ques­tion s’installent dans des reg­istres très dif­férents, comme celui de la san­té, du social ou encore de l’économie.

Pour les par­ti­san·es de la légal­i­sa­tion, offrir un cadre autorisant cha­cun·e à con­som­mer du cannabis est néces­saire car :

  • la poli­tique répres­sive menée depuis des dizaines d’années est inapte à dimin­uer le nom­bre de con­som­ma­teurs et con­som­ma­tri­ces (la France a par exem­ple une des lég­is­la­tions la plus sévère en Europe, tout en étant le pays européen avec le taux de con­som­ma­tion est le plus élevé3)
  • l’arrêt de la pro­hi­bi­tion per­me­t­trait de met­tre fin au traf­ic et à la crim­i­nal­ité (ou au moins de les diminuer)
  • cela garan­ti­rait une con­som­ma­tion plus maîtrisée dans le cadre d’une fil­ière régulée pour l’intérêt public
  • cela met­trait fin à une forme d’hypocrisie ali­men­tée par l’État con­cer­nant la légal­i­sa­tion de cer­taines drogues (nico­tine, alcool, caféine) con­traire­ment à d’autres, et ce sans aucun jus­ti­fi­catif sci­en­tifique ou sanitaire
  • dans une per­spec­tive de respect des droits indi­vidu­els, cha­cun·e devrait dis­pos­er de son corps et de ses choix de con­som­ma­tion, et donc jouir d’une lib­erté de con­som­mer tant que cela ne porte pas atteinte aux autres ou à la société

Cer­tain·es soulig­nent par ailleurs les coûts de san­té et soci­aux liés à la pro­hi­bi­tion du cannabis.4 La stig­ma­ti­sa­tion (par des arresta­tions, amendes, inscrip­tions au casi­er judi­ci­aire...) des per­son­nes vul­nérables recourant à la mar­i­jua­na ne fait que les mar­gin­alis­er.2 Le recours au marché noir les place au con­tact d’autres drogues plus facile­ment. De plus, les forces de police mobil­isées pour le cannabis représen­tent autant de per­son­nel absent pour des crimes plus graves. La répres­sion du cannabis a couté 112 mil­lions de CHF à la Suisse en 2021.5 Sa légal­i­sa­tion per­me­t­trait à l’État de recevoir plusieurs mil­lions par la TVA et éventuelle­ment d’autres taxes.

Pour leur part, les opposant·es à la légal­i­sa­tion avancent :

  • Que les trou­bles sur la san­té liés à l’absorption régulière de cannabis sont trop préoc­cu­pants pour envis­ager d’accroître la disponi­bil­ité de ce pro­duit. Cela pour­rait égale­ment inciter les plus jeunes à la con­som­ma­tion de tabac et d’alcool, qui ont des niveaux de con­som­ma­tion deux à trois fois supérieurs à ceux des drogues illicites chez les ado­les­cent·es.6
  • Que la légal­i­sa­tion recon­naî­trait une faib­lesse des risques pris par les gens pour leur san­té en con­sommant du cannabis. Cela pour­rait men­er à un accroisse­ment de la con­som­ma­tion chez ces per­son­nes.
  • Qu’il n’existe pas de garantie entre la fin de la pro­hi­bi­tion et celle des trafics. Ce phénomène se man­i­feste dans le traf­ic de cig­a­rettes, qui est une ressource finan­cière majeure pour cer­taines organ­i­sa­tions crim­inelles.
  • Que la légal­i­sa­tion pose la ques­tion de la main­mise sur le marché par de grands groupes indus­triels. Ceux-ci pour­raient dicter leurs lois aux États, à a manière des lob­bies de l’alcool ou du tabac.

Dans ce débat, cer­tain·es sug­gèrent aus­si que le cannabis pour­rait rester autorisé unique­ment pour des raisons médi­cales et que cette pre­scrip­tion devrait con­cern­er la forme de médica­ments et non celle de la plante non traitée et fumée.

Ce qu’en disent les chiffres

Pour sor­tir du débat d’idées sou­vent pas­sion­nel, des études ont analysé les expéri­ences de décrim­i­nal­i­sa­tion en cours.
 
Le mod­èle des Pays-Bas est le pre­mier cité en exem­ple. La con­som­ma­tion de cannabis a dans un pre­mier temps aug­men­té (de 8,5 % à 18,5 % entre 1984 et 1996) pour se sta­bilis­er par la suite à un niveau tout à fait com­pa­ra­ble voir inférieur à ceux atteints par les autres pays européens. Il ne s’agit toute­fois pas d’une légal­i­sa­tion com­plète : le cannabis reste inter­dit par la loi au Pays-Bas, mais sa vente au détail est tolérée dans les cof­fee-shops sous con­di­tions strictes. La pro­duc­tion et l’approvisionnement de ces étab­lisse­ments demeurent illé­gaux, créant un « marché gris » qui fait l’objet de débats depuis des décen­nies. Des ajuste­ments ont été réal­isés au cours des dernières années : hausse de l’âge d’entrée légale dans un cof­fee-shop de 16 à 18 ans, fer­me­ture des étab­lisse­ments trop proches des étab­lisse­ments sco­laires ou près des fron­tières pour éviter le « tourisme de la drogue ».7

Une étude s’est penchée sur les impacts des change­ments de lég­is­la­tion de pays européens. Elle a établi que peu importe le type de change­ment lég­is­latif (pro­hibant ou décrim­i­nal­isant), la con­som­ma­tion est faible­ment affec­tée.8 L’étude con­clut que l’impact des lois sur le taux de con­som­ma­tion est glob­ale­ment trop faible pour constituer un argu­ment favor­able à leur adop­tion.

Des résultats à venir

Les expert·es s’accordent à dire qu’en cas de légal­i­sa­tion, dif­férents paramètres jouent un rôle essen­tiel dans la régu­la­tion du cannabis. Les tax­es doivent ain­si être suff­isam­ment élevées pour décourager sa con­som­ma­tion mais assez bass­es pour éviter le recours au marché noir. Elles doivent évoluer en fonc­tion de la con­som­ma­tion du pro­duit. La pro­duc­tion per­son­nelle peut être autorisée mais restreinte et la pub­lic­ité inter­dite.9 Dif­férents essais sont réal­isés en Suisse pour estimer l’impact de ces paramètres.

  1. Fédéra­tion Française d’Addictologie. (2011). Légal­i­sa­tion, dépé­nal­i­sa­tion, décrim­i­nal­i­sa­tion, libéral­i­sa­tion… Des drogues. Élé­ments de lan­gage pour sor­tir de la con­fu­sion et des malen­ten­dus.[]
  2. Le sel, l’un des derniers monopoles publics de Suisse — Le Temps. (2018, sep­tem­bre 3).[][]
  3. Rezag Bara, S. F., Mary-Krause, M., Wallez, S., & Cad­wal­lad­er, J.-S. (2023). Expe­ri­ence of Cannabis Use from Ado­les­cence to Adult­hood in France : An Inter­pre­ta­tive Phe­nom­e­no­log­i­cal Analy­sis. Inter­na­tion­al Jour­nal of Envi­ron­men­tal Research and Pub­lic Health, 20(5), 4462.[]
  4. Reid, M. (2020). A qual­i­ta­tive review of cannabis stig­mas at the twi­light of pro­hi­bi­tion. Jour­nal of Cannabis Research, 2(1), 46.[]
  5. Socio­graph 58 — Soci­o­log­i­cal Research Stud­ies — Départe­ment de soci­olo­gie — UNIGE. (2015, novem­bre 16).[]
  6. Del­grande Jor­dan, M., Bal­siger, N., & Schmid­hauser, V. (2023, mars). Con­som­ma­tion de sub­stances psy­choac­tives chez les 11 à 15 ans en Suisse – Sit­u­a­tion en 2022 et évo­lu­tion dans le temps. Addic­tion Suisse.[]
  7. Mac­Coun, R. J. (2011). What can we learn from the Dutch cannabis cof­feeshop sys­tem ? Addic­tion, 106(11), 1899‑1910.[]
  8. Gabri, A. C., Galan­ti, M. R., Orsi­ni, N., & Mag­nus­son, C. (2022). Changes in cannabis pol­i­cy and preva­lence of recre­ation­al cannabis use among ado­les­cents and young adults in Europe — An inter­rupt­ed time-series analy­sis. PLoS ONE, 17(1), e0261885.[]
  9. Spithoff, S., Emer­son, B., & Spithoff, A. (2015). Cannabis legal­iza­tion : Adher­ing to pub­lic health best prac­tice. CMAJ : Cana­di­an Med­ical Asso­ci­a­tion Jour­nal, 187(16), 1211‑1216.[]