Un lien complexe

Cer­tains gènes favoris­eraient la propen­sion à goûter au cannabis. Cela par­ticiperait donc de l’ex­pli­ca­tion de sa consommation.

L’autre aspect de la thé­ma­tique « vul­néra­bil­ité géné­tique » est bien sûr la ques­tion des trou­bles psy­chiques. Si quelques faits sci­en­tifiques com­muné­ment admis soulig­nent des cor­réla­tions avec la con­som­ma­tion de cannabis, ce lien ne doit pas men­er à des déduc­tions abu­sives. Par ailleurs, l’automédication par le cannabis pour­rait aus­si expli­quer la con­cor­dance des chiffres entre les deux.

Sensibilité à essayer le cannabis

Tout le monde n’essaie pas le cannabis : la pré­va­lence à vie en Suisse est de 28%.1 Com­ment com­pren­dre, alors, que certain·e·s aient l’élan ou la curiosité d’en essay­er les effets, tan­dis que d’autres ne le font pas ?

Des équipes de recherche avancent qu’une cer­taine part de cette propen­sion s’explique par la géné­tique !2 Cer­tains gènes jouent un rôle dans la ten­dance à pren­dre des risques, ce qui peut accroître la prob­a­bil­ité d’expérimenter le cannabis.  L’un des exem­ples les plus con­nus con­cerne un gène impliqué dans le fonc­tion­nement des trans­porteurs de la dopamine, une molécule clé du cerveau liée à la moti­va­tion. Cer­taines vari­a­tions de ce gène sem­blent exercer un effet pro­tecteur con­tre les com­porte­ments à risque, ce qui se traduit, chez les per­son­nes qui en sont por­teuses, par une con­som­ma­tion de cannabis en moyenne réduite de moitié.3 Mais ces fac­teurs biologiques n’agissent jamais seuls. Les dimen­sions psy­chologiques – comme la ges­tion du stress, la recherche de sen­sa­tions ou l’impulsivité – ain­si que les influ­ences sociales, économiques et envi­ron­nemen­tales, comme le con­texte famil­ial, les pairs ou les normes cul­turelles, jouent égale­ment un rôle déter­mi­nant qu’il ne faut pas nég­liger.2

De façon sim­i­laire à l’augmentation des chances d’expéri­menter le cannabis, une part des risques de dévelop­per un trou­ble d’usage peut être influ­encée par cer­tains gènes.2 Ce n’est pas pour autant qu’une con­som­ma­tion prob­lé­ma­tique est une fatal­ité en soi. Si les gènes peu­vent influ­encer l’appréciation du cannabis ou les ten­dances addic­tives, ils ne garan­tis­sent jamais la durée ou l’intensité d’un trou­ble de l’usage. Cer­tains gènes accor­dent même une pro­tec­tion con­tre l’addiction.4

Troubles psychiques : corrélation mais pas concomitance

L’effet à court terme du cannabis fait appa­raître tem­po­raire­ment des symp­tômes psy­cho­tiques, comme des mod­i­fi­ca­tions des per­cep­tions ou un relâche­ment des asso­ci­a­tions con­ceptuelles. C’est le high. Ce dernier dis­paraît rapi­de­ment avec l’élimination du THC. De plus, les capac­ités d’apprentissage peu­vent être altérées tem­po­raire­ment lorsque l’on est intoxiqué·e, car une per­tur­ba­tion de la mémoire à court terme est l’un des effets de l’inhalation de THC les plus con­nus. En out­re, en agis­sant sur le cerveau et en le relax­ant, il est sou­vent attrac­t­if pour les per­son­nes souf­frant de trou­bles mentaux.

Si des cor­réla­tions sont bien con­statées, celles-ci sont faibles. Affirmer qu’une mal­adie men­tale chronique comme la schiz­o­phrénie, sou­vent prise comme sujet d’étude, est provo­quée par le cannabis n’a donc pas de base solide. Il en va de même pour une pré­ten­due diminu­tion durable de l’intelligence.

Causalité inverse : l’hypothèse de l’automédication

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Les per­son­nes souf­frant de trou­bles men­taux utilisent le cannabis comme automédi­ca­tion5 6 pour de nom­breuses raisons, tout comme d’autres psy­chotropes. Le cannabis a par exem­ple davan­tage de symptômes posi­tifs chez les pop­u­la­tions atteintes de schiz­o­phrénie, mais égale­ment moins de symp­tômes négat­ifs comme le retrait social.7 8 9 On étudie égale­ment le traite­ment de cette mal­adie par l’administration de CBD, aux effets psy­chotropes nég­lige­ables, avec de pre­miers résul­tats encour­ageants.10 En out­re, le cannabis est par­fois util­isé pour oubli­er cer­tains évène­ments trau­ma­ti­sants11 qui peu­vent causer des trou­bles men­taux suc­ces­sifs. Si ces résul­tats se con­fir­ment, on par­lera de médi­ca­tion. En out­re, les per­son­nes atteintes de schiz­o­phrénie sont plus sen­si­bles12 à la libéra­tion de dopamine provo­quée par le cannabis.13 Cela les rend plus récep­tives aux plaisirs asso­ciés à la con­som­ma­tion de la substance.

La prise en compte sérieuse de l’hypothèse de l’automédication, com­binée au poten­tiel thérapeu­tique des cannabi­noïdes, pour­rait men­er les études à s’interroger sérieuse­ment sur le mieux-être induit par la con­som­ma­tion de cannabis chez des per­son­nes vulnérables.

Recommandations 

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Il reste sou­vent con­seil­lé de faire preuve de pru­dence avec la con­som­ma­tion de cannabis lorsqu’il existe des antécé­dents famil­i­aux de trou­bles men­taux.14 En effet, cer­tains de ces trou­bles peu­vent avoir une com­posante hérédi­taire.15

D’un point de vue pure­ment géné­tique, avec les lim­i­ta­tions que cela implique, les gènes respon­s­ables du trou­ble d’usage de cannabis ne par­ticipent pas à causer la schiz­o­phrénie.16 De plus, la schiz­o­phrénie est expliquée par d’autres fac­teurs d’une façon plus sat­is­faisante. Ain­si, le fait d’avoir vécu le divorce de ses par­ents est plus forte­ment asso­cié au développe­ment suc­ces­sif de la schiz­o­phrénie.17 De plus, les mêmes cor­réla­tions entre con­som­ma­tion et trou­bles men­taux exis­tent pour les autres sub­stances addic­tives : alcool18 19, tabac 20 21 22 ou amphé­t­a­mines19, sans qu’il ne soit non plus pos­si­ble d’établir une rela­tion causale.

L’usage de cannabis peut être décon­seil­lé si l’on a fait l’expérience de psy­choses par le passé, ou que des per­son­nes dans sa famille y sont sen­si­bles. Si vous vous sen­tez con­cerné ou en dif­fi­culté, il est impor­tant de chercher du sou­tien auprès de ressources sociales ou san­i­taires, comme un·e professionnel·le de san­té, un·e travaill·eur·euse social·e ou un ser­vice d’accompagnement spécialisé.

Éthique, libre arbitre et philosophie

La sci­ence recon­naît aujourd’hui que chacun·e est influencé·e, dans son rap­port au cannabis, par une com­bi­nai­son de fac­teurs sur lesquels elle·il n’a pas tou­jours de prise. Par­mi ceux-ci fig­urent le pat­ri­moine géné­tique, mais aus­si l’éducation reçue, l’environnement de vie, les ressources sociales et économiques, le cadre de régu­la­tion ou encore les rela­tions sociales.

Peut-on pour autant écarter toute notion de respon­s­abil­ité ? Qu’en est-il du libre-arbi­tre ? Ce que l’on peut néan­moins affirmer, c’est que les consommat·eurs·rices de cannabis ne sont que par­tielle­ment respon­s­ables de ce qui peut appa­raître comme des choix per­son­nels. Leurs vul­néra­bil­ités indi­vidu­elles – qu’elles soient biologiques, sociales ou psy­chologiques – doivent être pris­es en compte. Cela per­met de porter un regard plus com­préhen­sif, et surtout de réduire la cul­pa­bil­i­sa­tion sou­vent asso­ciée à la con­som­ma­tion. D’autant plus qu’une forte stig­ma­ti­sa­tion réduit les chances d’arrêter l’usage de cannabis.23

  1. Vogel, M., Nordt, C., Bitar, R., Boesch, L., Wal­ter, M., Seifritz, E., Dürstel­er, K. M., & Her­den­er, M. (2019). Cannabis use in Switzer­land 2015 – 2045 : A pop­u­la­tion sur­vey based mod­el. The Inter­na­tion­al Jour­nal on Drug Pol­i­cy, 69, 55‑59.[]
  2. Ver­weij, K. J. H., Zietsch, B. P., Lynskey, M. T., Med­land, S. E., Neale, M. C., Mar­tin, N. G., Booms­ma, D. I., & Vink, J. M. (2010). Genet­ic and envi­ron­men­tal influ­ences on cannabis use ini­ti­a­tion and prob­lem­at­ic use : A meta-analy­sis of twin stud­ies. Addic­tion (Abing­don, Eng­land), 105(3), 417‑430.[][][]
  3. Guo, G., Cai, T., Guo, R., Wang, H., & Har­ris, K. M. (2010). The Dopamine Trans­porter Gene, a Spec­trum of Most Com­mon Risky Behav­iors, and the Legal Sta­tus of the Behav­iors. PLoS ONE, 5(2), e9352.[]
  4. Agraw­al, A., & Lynskey, M. T. (2009). Can­di­date Genes for Cannabis Use Dis­or­ders : Find­ings, Chal­lenges and Direc­tions. Addic­tion (Abing­don, Eng­land), 104(4), 518‑532.[]
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  6. Potvin, S., Stip, E., & Roy, J. (2003). Schiz­o­phre­nia and addic­tion : An eval­u­a­tion of the self-med­ica­tion hypoth­e­sis | Schiz­o­phrénie et tox­i­co­manie : Une relec­ture du con­cept d’automédication. Encephale, 29(3 I).[]
  7. Comp­ton, M. T., Fur­man, A. C., & Kaslow, N. J. (2004). Low­er neg­a­tive symp­tom scores among cannabis-depen­dent patients with schiz­o­phre­nia-spec­trum dis­or­ders : pre­lim­i­nary evi­dence from an African Amer­i­can first-episode sam­ple. Schiz­o­phre­nia Research, 71(1), 61 – 64. []
  8. Bersani, G., Orlan­di, V., Kotza­lidis, G. D., & Pancheri, P. (2002). Cannabis and schiz­o­phre­nia : Impact on onset, course, psy­chopathol­o­gy and out­comes. Euro­pean Archives of Psy­chi­a­try and Clin­i­cal Neu­ro­science, 252(2), 86 – 92.[]
  9. Per­al­ta, V., & Cues­ta, M. J. (1992). Influ­ence of cannabis abuse on schiz­o­phrenic psy­chopathol­o­gy. Acta Psy­chi­atri­ca Scan­di­nav­i­ca, 85(2), 127 – 130.[]
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